Rencontre avec Héléna Revil, docteure en science politique, chercheure associée au laboratoire de recherche PACTE à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble et membre de l’Odenore, Observatoire des non-recours aux droits et aux services. L’observatoire a pour vocation d’observer les situations de non-recours, de mesurer leur importance, de caractériser les populations concernées et d’enquêter sur les causes de ces situations. Echange autour d’une question trop souvent occultée : la dématérialisation des services publics freine-t-elle l’accès aux droits des usagers les plus fragiles ?
Les Cahiers : Selon vous, en quoi la dématérialisation des services publics est en train de devenir un facteur de non-recours aux droits et aux services ?
Héléna Revil : Nous manquons d’études spécifiques pour affirmer que la dématérialisation est en passe de devenir un facteur à part entière de non-recours. Quoi qu’il en soit, c’est très certainement une des difficultés qui peut se positionner sur les parcours des demandeurs de droits, par exemple, pour ceux qui n’ont pas accès aux outils numériques ou au téléphone. Certains n’ont en effet pas les moyens de se payer un forfait illimité ou l’internet mobile et ne peuvent donc pas joindre les plateformes dématérialisées, ou seulement à certains moments du mois. J’ajoute à ces inégalités d’accès au numérique les inégalités d’usage : on présuppose beaucoup que les usagers utilisent le numérique avec aisance, alors que c’est loin d’être le cas, même pour les jeunes. Beaucoup n’ont été que peu formés à l’utilisation des outils numériques, ne se sentent pas compétents pour utiliser les services dématérialisés…
LC : Les services en ligne sont donc source d’anxiété ?
HR : Oui, les demandeurs de droits peuvent avoir peur de ne pas bien réaliser les procédures dématérialisées, car ils ont conscience que certaines erreurs involontaires peuvent avoir un effet direct et insaisissable sur la perception d’une allocation ou d’un remboursement – donc ce n’est pas rien ! Bien souvent, ils préfèrent pouvoir parler de leur situation en face-à-face, même s’ils peuvent utiliser internet ou leur téléphone. Les explications en direct et l’échange avec un agent d’accueil permettent de lever certaines incompréhensions – qu’internet a pu attiser d’ailleurs. On voit bien que la conf i ance placée dans l’administration est en jeu.
LC : Selon vous, le facteur « dématérialisation » va-t-il prendre de l’ampleur ?
HR : De plus en plus d’administrations inscrivent les procédures dématérialisées parmi leurs objectifs prioritaires. Il y a un fort enjeu de modernisation du service rendu aux usagers, mais aussi de faire mieux, avec moins de budget, d’effectifs et de temps. Le numérique est ici conçu comme un moyen pour renforcer l’efficience du service rendu. Or, pour cela, il ne suffit pas de se dire : « on met en place et ça va marcher ».
LC : Est-ce qu’on peut d’ores et déjà envisager des solutions, des dispositifs pour que la dématérialisation ne soit pas un nouvel obstacle dans l’accès aux droits ?
HR : Oui, pour ce qui est du développement des usages, je pense qu’il faut aussi regarder du côté des professionnels du social. Il faut qu’ils se sentent en capacité d’expliquer l’intérêt et le fonctionnement des outils numériques à leur public.
Par exemple, l’Assurance Maladie veut déployer le compte personnel Améli qu’elle ouvre à toute personne qui vient au guichet, mais sans nécessairement en expliquer l’intérêt. Il y a donc des millions de comptes ouverts, mais que savent précisément les personnes du fonctionnement et de l’utilité de ce compte ? Les témoignages sont nombreux : « je sais que sur internet j’ai un espace qui m’est dédié, mais je ne sais absolument pas ce que je peux en faire ». Elles ignorent, par exemple, qu’elles peuvent rechercher des professionnels de santé conventionnés autour de chez elles ! Pour que la dématérialisation ne soit pas un obstacle à l’accès aux droits, encore faut-il que les professionnels soient eux-mêmes convaincus que le numérique est utile, pour pouvoir ensuite convaincre les usagers. Alors, le numérique deviendra un véritable levier pour renforcer l’accès aux droits.
LC : Il y a donc des chaînons manquants : la médiation, l’explication et la formation ?
HR : Exactement, et c’est un problème récurrent dans cette question du non-recours : bien souvent les opérateurs de service public délivrent de l’information… et s’arrêtent là. Est-ce qu’on peut dire qu’ils ont rempli leur rôle ? Ou faut-il aller plus loin en consacrant un peu de temps à la personne afin de la mettre en capacité d’utiliser les services en ligne ? Ce temps d’explication, où l’administration peut fournir les clés à ses usagers afin qu’ils puissent participer pleinement – et effectivement – à l’ouverture et au maintien de leurs droits, est à réaliser dans une logique d’investissement.
LC : On pourrait donc imaginer une configuration dans laquelle la dématérialisation ne freine pas l’accès aux droits?
HR : La dématérialisation peut rapprocher l’administration et les citoyens. Elle permet, par exemple, de disposer plus facilement d’informations sur les aides et de franchir une première étape vers l’ouverture des droits sans forcément se déplacer : certaines personnes ont des contraintes de mobilité ou de disponibilité dues à leurs horaires de travail notamment. De plus, beaucoup de personnes se sentent « disqualifiées » lorsqu’elles franchissent la porte des organismes sociaux. Internet offre une forme de discrétion et peut leur permettre de franchir ce cap. Enfin, je veux souligner une potentielle réduction des temps de traitement des dossiers et des procédures d’actualisation des droits grâce à la dématérialisation. Or, quand les situations de vie sont fragiles, tout cela n’a absolument rien d’anodin.
Le non-recours aux droits et aux services
Le non-recours renvoie au fait que des personnes qui peuvent prétendre à certaines prestations, aides et services n’en bénéficient pas. L’ accès aux droits est un parcours au f i l duquel les nombreux mécanismes de non-recours s’entrecroisent. Le non-recours interroge la production concrète des droits fondamentaux dans notre pays. Il peut avoir des conséquences importantes en termes de cohésion et d’inclusion sociale. Au fil de ses travaux, l’Odenore a identifié quatre types de non-recours : la non-connaissance (le fait de ne pas connaître ses droits), la non réception (le fait de demander ses droits mais de ne pas les percevoir), la non-demande (la renonciation aux droits, pour des questions de stigmatisation notamment) et la non proposition (lorsque les opérateurs ne proposent pas certains dispositifs à leurs bénéficiaires potentiels). Tout ceci donne lieu à des situations personnelles complexes et renforce potentiellement des mécanismes d’exclusion. En matière de santé par exemple, les personnes qui n’accèdent pas aujourd’hui à leurs droits, et donc à leurs soins, réapparaîtront plus tard, avec des problèmes de santé certainement plus importants.
Innovation et secteur public
Quel processus de conception des services publics dématérialisés pour que le numérique soit inclusif ?
Retrouvez l’interview de Marie Coirié et Laura Pandelle, deux designers de formation travaillant dans le champ de l’innovation sociale.